
Nous visitons souvent des
écoles. Au cours de ces visites, nous avons souvent pu assister à des cours de
langue étrangère. Chaque fois, nous sommes témoins de stéréotypes classiques.
Les Français sont sensibles, fins et élégants. Les Allemands sont rigoureux,
méthodiques et ordonnés. Les Anglais sont courtois et ponctuels. Les Italiens
sont impulsifs et font de bons amants.
Les livres à partir
desquels les Argentins ont appris le français au cours de leur scolarisation
dans les établissements destinés à la formation des élites montraient le plan
de Paris, la vie quotidienne d’une famille parisienne et comment aller de l’Arc
de Triomphe à la Tour Eiffel. Les adultes qui parlent français ont lu Molière,
Balzac et d’autres classiques de la littérature française avant leurs dix-sept
ans. Mais ils n’ont jamais rien appris sur les invasions napoléoniennes, le
rôle de la France en Afrique - et encore moins en Amérique -, l’existence du
Québec et sa situation particulière dans la Confédération canadienne, la
trajectoire du nationalisme français et ses relations avec la politique
latino-américaine dans les années vingt, la question algérienne contemporaine
et les tensions sociales de l’après-guerre. Le français que l’on enseignait et
enseigne encore dans les collèges transpirait le stéréotype, la naphtaline, le
mensonge et le secret.
Quand les élites
voyagent en France, elles découvrent les différences entre les stéréotypes et
la réalité : il y a des Français cultivés – la minorité – et d’autres qui n’ont
jamais lu ni Molière ni Balzac ; la ville est à la fois dorée et grise ; dans
le métro, il y a beaucoup d’Arabes et d’Africains. Et, après tant d’années
d’études, ils ne savent même pas pourquoi.
La même chose, si ce
n’est pire, s’est produite avec l’anglais. Ce n’est ni Balzac ni Molière, mais
Shakespeare. Par contre, aujourd’hui dans la plupart des livres et des cours
pour les couches populaires, on enseigne un vocabulaire immédiatement
utilisable : tableau, gomme, maître, élève. Il est difficile d’évaluer si c’est
mieux.
En tout cas,
l’expérience des élites n’est pas la pire. Elles baragouinent dans les deux
langues des phrases curieuses où se mêlent des expressions empruntées au
vocabulaire du XVIIe siècle mais aussi du XXe siècle sur des thèmes propres à
la grande culture, inappropriés, pour mettre en évidence ce qui est bien en
France, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Elles n’ont pas aujourd’hui perdu
leur temps. Mais j’ai pu constater, alors que j’étais à la recherche de
solutions alternatives, que de nombreux jeunes issus d’établissements publics
d’enseignement ne savent, au terme d’au moins 240 heures d’apprentissage d’une
langue étrangère, au cours des trois ou quatre ans de collège, ni répondre au
téléphone, ni dire au revoir.
Il y a sûrement beaucoup
d’explications à donner qui mettent en évidence les mauvaises conditions
d’enseignement dans un certain nombre d’établissements et, surtout, dans les
établissements publics destinés aux couches populaires des pays
latino-américains. De mauvaises conditions d’enseignement sont à l’origine des
problèmes détectés ainsi que d’autres problèmes encore plus graves. On peut
parler d’un modèle d’établissement éducatif balkanisé et rigide dans lequel il
y a peu, ou pas du tout, de matériel pédagogique à la disposition des enseignants,
des salaires de misère et une formation médiocre du corps enseignant. Cependant
il est possible qu’il y ait aussi des choses à revoir dans la sélection des
contenus et dans la manière d’enseigner.
J’essaierai de présenter
quatre critères qui permettent de faire de l’enseignement des langues
étrangères à l’école l’instrument d’une politique éducative pour la promotion
du plurilinguisme, comme une stratégie pour la citoyenneté et non comme une
représentation théâtrale du temps perdu ou l’acquisition d’un vernis pour
montrer qu’on est « de la haute », qu’on a de la « distinction ».
D’abord, à travers
l’apprentissage d’une langue étrangère, les enfants et les jeunes peuvent
découvrir que dans le monde il y a d’autres personnes qui parlent, sentent, pensent
et agissent différemment. Il s’agit de faire découvrir aux enfants et aux
jeunes que ces « autres » ne sont pas des stéréotypes de personnes tout à fait
bonnes ou tout à fait mauvaises, et qu’ils ne font pas partie d’un ensemble
homogène, charmant et épargné de tout confit. Ces « autres » sont des êtres
humains en constante interaction, avec leurs productions sociales,
artificielles et symboliques. Ils font partie d’une culture avec ses grandeurs
et ses décadences. Et cette culture change de sens selon la lorgnette à travers
laquelle on la regarde ou l’endroit à partir duquel on l’observe. Mais, par
ailleurs, les enfants et les jeunes apprennent une langue en tant qu’enfants ou
jeunes. Ils ne l’apprennent pas comme adultes. Ils font partie d’une communauté
et de ce marché globalisé.
C’est pour cette raison
que le second critère est que les enfants et les jeunes puissent retrouver dans
les autres des éléments de leur moi, de leur moi tel qu’il est vraiment.
S’interroge-t-on, quand on enseigne les langues étrangères, sur le sens que
revêt ce que l’on propose de lire ou de raconter pour ceux que l’on place dans
cette situation ? Proposons-nous des contenus sur l’éclatement des familles, la
drogue, l’oisiveté et la construction de l’identité sexuelle des jeunes dont
nous étudions la langue ? Parlons-nous des conflits résultant des inégalités,
de la crise de la représentativité que traversent la politique et les
institutions, de la violence de l’état, de la guerre, des nouvelles
manifestations religieuses ? Autrement dit, proposons-nous des contenus qui
aident l’enfant ou le jeune pendant son apprentissage de la langue étrangère à
rencontrer l’autre ?
Enfin, facilitons-nous
la construction d’un « nous » multilingue et pardessus tout multiculturel et
divers à la fois ? A certains niveaux on sait que tout ce qui se passe
actuellement dans le monde a quelque chose à voir avec autre chose qui a lieu à
des milliers de kilomètres de là. Ainsi le troisième critère est que
l’enseignement des langues étrangères fait partie d’une quête d’un « nous » qui
dépasse le champ de la communauté de résidence et de référence et qui permet de
répersonnaliser le contexte global unilatéralement représenté et vécu comme un
marché. Il y a des « autres » égaux mais différents. Proposons-nous comme des
contenus les techniques communautaires pour faire des recherches comparatives :
« vivre à côté de et tolérer », « lutter contre » ou/et « vivre à côté de et
tolérer » ?
Ce que j’ai exposé
jusqu’à présent est étroitement lié au choix des thèmes et des problèmes de
conversation. Parce qu’à mon avis l’enseignement d’une langue étrangère devrait
être avant tout ceci : une grande opportunité de dialogue. Et ceci correspond
au quatrième critère : l’enseignement d’une langue étrangère entendue comme une
grande opportunité de dialogue passe par la capacité de combiner la mémoire, la
raison, le plaisir et l’émotion, afin qu’il y ait en même temps une formation
rigoureuse et un espace réservé à la recréation à travers la création des
éléments de la propre culture communautaire et nationale et des cultures des
langues apprises.
C’est seulement de cette
manière que l’enseignement des langues étrangères sera plus efficace et
atteindra ces objectifs qui valent vraiment la peine : rencontrer l’autre, nous
retrouver dans l’autre et nous rencontrer tous dans un monde qui de cette
manière aura plus de chance - mais hélas point la garantie - d’être plus
pacifique et, en même temps, plus équitable et plus divers. Si l’on peut
montrer et démontrer cela, peut être aura-t-on la chance de maintenir et
d’approfondir les contenus de plusieurs langues nationales dans les écoles des
différents pays pour développer la compétence d’être plurilingue. Parce qu’être
plurilingue est l’une des conditions au développement du droit à une vraie
citoyenneté, c’est-à-dire à une citoyenneté à quatre niveaux : communauté,
nation, échanges entres les nations, dans le monde globalisé.