
Un des premiers droits
des hommes et des femmes est de vivre ensemble. Et pour vivre ensemble, la paix
est une priorité. Nous vivons dans un monde de guerre. Mais le pire, c’est que
nous n’en avons même pas conscience. Presque tous les jours, les journaux font
état d’une violation de frontières, de crimes commis par une guérilla, de
l’oppression ou du soulèvement d’une minorité. Beaucoup de guerres sont le
résultat de la survivance de conflits et de tensions demeurés latents durant
des décennies. D’autres s’expliquent par les particularités du contexte
international actuel. La première catégorie de guerre est à mettre en relation
avec l’émergence du communautarisme. Dans la seconde catégorie, certaines
guerres sont la conséquence du renforcement d’un monde soi-disant unifié, «
globalisé ». En tout cas, en toile de fond de toutes les guerres se trouve
l’absence de reconnaissance de l’autre comme un sujet qui a le droit de vivre
et de se développer, d’un autre avec lequel on peut vivre ensemble. De plus en
plus, nous sommes face à un monde perçu à la fois comme unitaire et fragmenté,
désagrégé, fait de groupes humains aux identités multiples qui s’épanouissent
parallèlement et aspirent à la « tolérance » plutôt qu’à la reconnaissance de
l’autre et donc à l’enrichissement mutuel.
On assiste à une refonte
de l’État. Beaucoup s’affaiblissent selon des processus très variés. Parmi
ceux-là quelques-uns se divisent, d’autres se réunifient. D’autres commencent à
envisager des formes inédites de réorganisation territoriale, comme la Colombie
qui transforme les groupes guérilleros en coadministrateurs de la chose
publique. D’autres encore choisissent des alternatives moins déchirantes, mais
dont l’impact est tout aussi fort. L’Espagne assume avec ferveur le rôle
politique des provinces autonomes ainsi que le droit de ses peuples à enseigner
et étudier dans leur propre langue alors que pendant des années celles-ci ont
été oubliées et se sont appauvries : le basque, le catalan ou le galicien. Dans
la plupart de ces cas, le processus de construction de l’identité individuelle
fait intervenir la référence à la communauté. Parfois, dans ce processus, la
communauté semble même être le référent unique, privilégié, voire exclusif, de
construction de cette identité.
Si nous envisagions
cette tendance à l’extrême et, dans un grand nombre de pays, nous pourrions
aller jusqu’à hasarder que, pour préserver l’unité, on peut en arriver à ne
garder que l’anglais. Non pas l’anglais comme moyen d’accéder aux traditions
politiques ou aux manifestations culturelles des peuples qui l’ont construit,
ni comme moyen de renforcer la capacité de compréhension de leur propre syntaxe
communicative par comparaison avec d’autres, mais l’anglais de la raison
instrumentale dissocié de tout processus de subjectivisation. L’anglais du marché
international, de l’expression de quelques formes dynamiques de production de
connaissance dans quelques domaines clés.
La défense du droit à
l’identité communautaire, d’une part, et la présence de l’économie et de la
technologie globales comme forces dominantes avec leurs lois et leurs règles
propres, d’autre part, agissent dans certains pays comme une tenaille qui
pousse vers la configuration d’un modèle de promotion d’un bilinguisme orienté
vers la reconnaissance et l’approfondissement de l’apprentissage à la fois
d’une langue communautaire et d’une langue instrumentale ; parfois en
conquérant une partie de l’espace curriculaire auparavant fortement consacré à
l’enseignement de la seule langue ou d’une deuxième langue nationale.
Les deux bras de la
tenaille ne sont pas eux-mêmes contestables. Après des années d’acculturation
des peuples indigènes d’Amérique latine et de progrès certains qui démontrent
que l’accès aux formes supérieures de la pensée et à la langue nationale est
facilité s’il passe par la langue maternelle, il serait réducteur de postuler
l’abandon des efforts des autorités publiques qui prétendent octroyer aux
langues vernaculaires une place dans le système scolaire. Et face à l’existence
incontestable d’une économie et d’une technologie globalisées, il serait en
même temps suicidaire de suggérer que l’on puisse refuser à des enfants et des
jeunes du XXe siècle la possibilité d’apprendre l’anglais pour la communication
internationale.
Par conséquent, la
question qu’il convient de se poser est de savoir si une politique orientée
volontairement ou par défaut vers la promotion du bilinguisme, tel que je l’ai
exposé ci-dessus, est ce qui convient de mieux pour réaliser les droits des
femmes et des hommes. Ma réponse est non. Parce que le bilinguisme vers lequel
s’orientent plus ou moins consciemment les politiques éducatives de nombreux
pays renforce une double dépendance de la tradition communautaire, du marché et
des techniques qui autorise seulement l’épanouissement des producteurs et des
consommateurs et non pas le développement complet des citoyens.
Cette double dépendance
empêche, ou tout du moins limite, la possibilité de transformer ce monde de
guerres et d’inégalités en un monde de paix. Avec le bilinguisme des langues
communautaires et de l’anglais du marché et de la technique, les seules choses
communicables seraient les règles de production et de circulation des biens du
capital et de l’information. Mais pas la multiplicité des expériences vécues
dans la diversité des cultures existantes. Pas les sentiments et les émotions
des autres communautés. Pas les pratiques d’organisation collective envisagées
depuis une multitude de perspectives. Pas les formes et les limites des
réalisations des droits des hommes et des femmes dans des conditions
différentes.
C’est pour cela qu’il
paraît nécessaire de plaider en faveur de la permanence et de
l’approfondissement des politiques publiques qui œuvrent pour la promotion du
multilinguisme, c’est-à-dire pour la promotion de la présence d’une
multiplicité de langues dans le cadre des contenus de l’éducation. Il s’agit
donc de promouvoir le multilinguisme comme affirmation humaniste. Dans ce
multilinguisme, il s’agit aussi de concevoir l’enseignement des langues
nationales, non pas contre l’enseignement des langues communautaires ou de
l’anglais, mais comme une stratégie qui permette aux individus de disposer de
davantage de moyens pour créer des passerelles entre les communautés et la
culture mondiale et pour livrer les batailles internes contre le mépris des
autres, qu’ils soient étrangers ou simplement différents au sein d’un même pays.
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